30
La bataille de Valbise

 

 

La population de Bryn Shander entendit le bruit des combats sur le champ, mais ils ne purent voir ce qui se passait que quand la luminosité de l’aube atteignit son apogée. Ils encouragèrent les nains avec frénésie et furent stupéfait quand les barbares s’abattirent sur les rangs de Kessell, taillant dans la masse avec exaltation.

Cassius et Glensather, à leur poste habituel en haut de la muraille, réfléchissaient à la tournure inattendue que prenaient les événements, hésitant encore à faire entrer leurs forces dans la bataille.

— Les barbares ? dit Glensather hébété. Sont-ils nos amis, ou nos ennemis ?

— Ils tuent des orques, répondit Cassius. Ce sont nos amis !

Sur Maer Dualdon, Kemp et les autres entendirent également le fracas de la bataille, bien qu’ils ne puissent pas voir qui était impliqué. Encore plus déroutant, une seconde bataille s’était engagée, celle-là au sud-ouest, dans la ville de Bremen. Les hommes de Bryn Shander étaient-ils passés à l’attaque ? Ou bien était-ce l’armée d’Akar Kessell qui s’autodétruisait autour de lui ?

Puis Cryshal-Tirith s’assombrit brusquement, ses flancs auparavant cristallins et vibrants devinrent opaques et d’une immobilité mortelle.

— Régis, murmura Cassius, sentant que la tour perdait son pouvoir. Si nous avons jamais eu un héros, c’est bien lui !

La tour trembla et s’ébranla. De grandes fissures apparurent sur toute la longueur de ses murs. Puis elle tomba en miettes.

Incrédule et horrifiée, l’armée de monstres regarda s’effondrer le bastion du sorcier qu’ils en étaient venus à vénérer comme un dieu.

Les cors de Bryn Shander commencèrent à sonner. Les hommes de Kemp poussèrent des exclamations frénétiques et se ruèrent sur leurs rames. Les éclaireurs avancés de Jensin Brent transmirent par signaux la surprenante nouvelle à la flotte sur le lac Dinneshere, qui relaya à son tour le message à Eaux-Rouges. Partout sur les refuges temporaires qui avaient abrité les habitants des Dix-Cités en déroute s’éleva le même ordre.

— Chargez !

L’armée rassemblée derrière les grandes portes de Bryn Shander se déversa sur son parvis et sur le champ. Les flottes de Caer-Konig et de Caer-Dineval sur le lac Dinneshere, ainsi que celles de Bon-Hydromel et de la Brèche de Dougan au sud, levèrent les voiles pour profiter du vent portant qui soufflait en rafales et partirent à toute allure vers l’autre bout du lac. Les quatre flottes réunies sur Maer Dualdon ramèrent de toutes leurs forces contre ce même vent dans leur hâte d’obtenir vengeance.

Dans un tourbillon précipité mêlant chaos et surprise, la dernière bataille de Valbise avait commencé.

 

***

 

Régis roula hors de la trajectoire des créatures en plein combat qui culbutaient de nouveau vers lui, se tailladant et se déchirant l’une l’autre de leurs griffes et de leurs crocs. Normalement, Guenhwyvar aurait eu peu de mal à se débarrasser du molosse satanique, mais dans son état de faiblesse, elle se retrouva à se battre pour sa vie. Le souffle chaud du chien roussit sa fourrure noire ; ses grands crocs s’enfoncèrent dans son cou musclé.

Régis voulait aider la panthère, mais il ne pouvait même pas se rapprocher suffisamment pour donner un coup de pied à son ennemi. Pourquoi Drizzt était-il parti en courant, si abruptement ?

Guenhwyvar sentit la puissante mâchoire se resserrer sur son cou.

Le fauve roula sur lui-même, entraînant le chien avec lui, mais la prise de la mâchoire canine ne se relâcha pas. La panthère fut prise de vertiges à cause du manque d’air. Elle commença à renvoyer son esprit au travers des plans vers sa véritable demeure, tout en se lamentant de faire faux bond à son maître dans un moment pareil.

Puis, la tour s’obscurcit. Le molosse satanique surpris relâcha légèrement sa prise, et Guenhwyvar profita vivement de l’occasion. La panthère prit appui avec ses pattes sur les côtes du monstre et se dégagea en le bousculant, avant de rouler dans les ténèbres.

Le molosse satanique scruta l’obscurité à la recherche de son ennemie, mais les capacités de la panthère furtive surpassaient de loin ses sens considérablement affûtés. Puis le chien repéra une autre proie. D’un seul bond, il fut près de Régis.

Guenhwyvar jouait à présent un rôle qu’elle connaissait mieux. La panthère était une créature de la nuit, un prédateur qui frappait du fond des ténèbres et tuait avant même que sa proie ait senti sa présence. Le molosse satanique se ramassa sur lui-même pour se jeter sur Régis, avant de s’écraser au sol quand la panthère atterrit lourdement sur son dos, ses griffes ratissant profondément la peau couleur rouille.

Le chien ne glapit qu’une seule fois avant que les crocs meurtriers trouvent son cou.

Les miroirs se craquelaient et volaient en éclats. Une brèche brusquement apparue dans le sol avala le trône de Kessell. Des blocs de gravats cristallins commencèrent à tomber de toute part comme la tour se débattait dans les affres de la mort. Des cris en provenance de la salle du harem d’en dessous informèrent Régis qu’une destruction similaire avait lieu à chacun des étages de l’édifice. Il se réjouit quand il vit Guenhwyvar venir à bout du molosse satanique, mais il comprenait la futilité de l’héroïsme du fauve. Ils n’avaient nulle part où s’enfuir, aucune issue pour échapper à la mort de Cryshal-Tirith.

Régis appela Guenhwyvar à ses côtés. Il ne pouvait pas voir le corps de la panthère dans l’obscurité, mais il vit ses yeux, intensément rivés sur lui et roulant sur eux-mêmes, comme si le fauve l’avait pris en chasse.

— Quoi ? protesta le halfelin dans son étonnement, se demandant si la tension nerveuse et les blessures que le chien avait infligées à Guenhwyvar l’avaient rendue folle.

Un pan de mur s’écrasa juste à côté de lui, le projetant au sol, affalé. Il vit les yeux du fauve s’élever haut dans les airs ; Guenhwyvar avait bondi.

La poussière l’étouffait et il sentit que l’effondrement final de la tour de cristal s’amorçait. Puis les ténèbres s’épaissirent encore comme la silhouette de la panthère noire le recouvrait entièrement.

 

***

 

Drizzt se sentit tomber.

La lumière était trop éclatante ; il n’y voyait rien. Il n’entendait rien, pas même le sifflement de l’air qu’il traversait à toute vitesse. Pourtant, il était certain d’être en train de tomber.

Alors la lumière s’atténua dans une brume grise, comme s’il passait au travers d’un nuage. Tout cela semblait si onirique, si irréel. Il ne pouvait se rappeler comment il s’était retrouvé là. Il ne pouvait se souvenir de son propre nom.

Puis, il tomba sur un amas de neige épais et sut qu’il ne rêvait pas. Il entendit le hurlement du vent et sentit sa morsure glaciale. Il essaya de se mettre debout pour se faire une meilleure idée de ce qui l’entourait.

Et puis il entendit, très loin en dessous de lui, les cris de la violente bataille. Il se souvint de Cryshal-Tirith, se souvient d’où elle s’était tenue. Il n’y avait qu’une seule possibilité.

Il se trouvait sur le sommet du Cairn de Kelvin.

 

***

 

Les soldats de Bryn Shander et de Havre-du-Levant, combattant bras dessus, bras dessous et menés par Cassius et Glensather, chargèrent sur la colline pentue et enfoncèrent violemment les rangs désordonnés des gobelins. Les porte-parole avaient une idée précise en tête : ils voulaient se frayer un chemin au milieu des monstres pour faire la jonction avec les forces de Bruenor. Du haut de la muraille quelque temps auparavant, ils avaient vu les barbares tenter la même stratégie, et ils pensaient que, si les trois armées pouvaient se regrouper pour soutenir leurs flancs respectifs, leurs chances en seraient grandement améliorées.

Les gobelins laissèrent passer l’assaut. Stupéfaits devant ce brusque retournement de situation, les monstres semblaient incapables d’organiser le moindre semblant de ligne défensive.

Quand les quatre flottes sur Maer Dualdon accostèrent juste au nord des ruines de Targos, ils rencontrèrent la même résistance brouillonne et désorientée. Kemp et les autres chefs pensaient qu’ils pourraient facilement mettre pied à terre, mais leur principale inquiétude était que la vaste armée de gobelins qui occupait Termalaine balaie leurs arrières s’ils quittaient la rive, coupant de ce fait leur seule échappatoire.

Mais ils n’avaient nul besoin de se faire du souci. Dans les premières phases de la bataille, les gobelins de Termalaine s’étaient effectivement empressés de venir à l’aide de leur sorcier, mais ensuite, Cryshal-Tirith s’était écroulée. Les gobelins étaient déjà sceptiques, ayant entendu des rumeurs pendant la nuit qui disaient que Kessell avait envoyé un corps d’armée important anéantir les orques de la Langue Tranchée dans la cité conquise de Bremen. Et en voyant la tour tomber en ruine, le pinacle de la force de Kessell, ils avaient reconsidéré les éventualités qui s’offraient à eux. Ils s’étaient enfuis vers la sécurité de la plaine dégagée.

 

***

 

Une chute de neige rendait la brume qui recouvrait le sommet de la montagne encore plus épaisse. Drizzt gardait les yeux baissés, mais il pouvait à peine apercevoir ses propres pieds tandis qu’il enchaînait les pas avec détermination. Il tenait toujours le cimeterre magique, qui luisait d’une lueur pâle, comme s’il approuvait la température glaciale.

Son corps engourdi le suppliait de redescendre des hauteurs de la montagne, et pourtant le drow continuait de les parcourir, en direction d’un des pics adjacents. Le vent apportait un bruit inquiétant à ses oreilles – l’écho d’un rire dément.

Et puis il vit la silhouette floue du sorcier, penchée au-dessus du précipice au sud, tentant de percevoir des bribes de ce qui se passait sur le champ de bataille en contrebas.

— Kessell ! cria Drizzt. (Il vit la silhouette se retourner brusquement et sut que le sorcier l’avait entendu, malgré le hurlement du vent.) Au nom des habitants des Dix-Cités, je te somme de te rendre ! Sans tarder, maintenant, de peur que ce vent d’hiver implacable ne nous gèle sur place !

Kessell sourit avec mépris.

— Tu ne comprends toujours pas ce à quoi tu fais face, n’est-ce pas ? Crois-tu vraiment avoir remporté cette bataille ?

— Je ne sais pas encore comment s’en sortent les populations en contrebas, répondit Drizzt. Mais tu es vaincu ! Ta tour est détruite, Kessell, et sans elle tu n’es rien d’autre qu’un simple illusionniste !

Il continuait d’avancer tout en parlant et n’était plus qu’à quelques mètres du sorcier, bien que son adversaire ne soit guère à ses yeux qu’une simple forme noire et floue sur un arrière-plan gris.

— Veux-tu savoir comment ils s’en sortent, le drow ? demanda Kessell. Alors, regarde ! Sois le témoin de la chute des Dix-Cités !

Il farfouilla sous sa cape et en sortit un objet brillant – un Éclat de cristal. Les nuages semblaient reculer devant lui. Le vent s’interrompit au sein du large rayon de son aura. Drizzt pouvait sentir son pouvoir incroyable. Le drow sentit le sang revenir dans ses membres engourdis à la lueur du cristal. Puis le voile gris fut chassé par son éclat et le ciel devant eux se dégagea.

— La tour a été détruite ? railla Kessell. Tu as juste brisé l’une des innombrables images de Crenshinibon ! Un sac de farine ? Pour vaincre la plus puissante relique au monde ? Baisse donc les yeux sur les hommes insensés qui osent s’opposer à moi !

Le champ de bataille s’étendait largement devant le drow. Il pouvait voir les voiles gonflées des bateaux blancs de Caer-Dineval et de Caer-Konig comme ils s’approchaient des rives occidentales du lac Dinneshere.

Au sud, les flottes de Bon-Hydromel et de la Brèche de Dougan étaient déjà à quai. Les marins n’avaient rencontré aucune résistance initiale et étaient même en train de former les rangs pour une frappe à l’intérieur des terres. Les gobelins et les orques qui constituaient la moitié méridionale de l’armée de Kessell n’avaient pas assisté à la chute de Cryshal-Tirith. Mais ils ressentirent le déclin du pouvoir et de l’emprise sur leurs esprits, et tandis que beaucoup d’entre eux restaient où ils étaient ou désertaient, certains se ruaient le long de la colline autour de Bryn Shander pour se joindre à la bataille.

Les troupes de Kemp avaient également mis pied à terre, quittant précautionneusement les plages, un œil méfiant sur le nord. Le groupe avait débarqué au milieu de la partie la plus dense de l’armée de Kessell, mais également dans la zone qui se trouvait sous l’ombre de la tour, là où la chute de Cryshal-Tirith avait été la plus démoralisante. Les pêcheurs trouvèrent plus de gobelins intéressés par la fuite que de monstres résolus au combat.

Au milieu du champ, là où se déroulaient les batailles les plus acharnées, les hommes des Dix-Cités et leurs alliés semblaient également prendre l’avantage. Les barbares avaient presque fait la jonction avec les nains. Stimulées par la puissance du marteau de Wulfgar et le courage incomparable de Bruenor, les deux armées taillaient en pièces tout ce qui se trouvait entre eux. Et ils seraient bientôt encore plus redoutables, car Cassius et Glensather n’étaient pas loin et se rapprochaient d’un pas régulier.

— D’après ce que mes yeux me disent, c’est ton armée qui ne s’en sort pas bien, rétorqua Drizzt. Les hommes « insensés » des Dix-Cités ne sont pas encore vaincus !

Kessell souleva l’Éclat de cristal au-dessus de lui, sa lumière se dilatant, atteignant un niveau de puissance encore plus grand. En contrebas, sur le champ de bataille, même à cette grande distance, les combattants comprirent en un instant la renaissance de la puissante présence qu’ils connaissaient comme étant celle de Cryshal-Tirith. Qu’il s’agisse des humains, des nains ou des gobelins, tous s’interrompirent un moment pour regarder l’embrasement sur la colline, même ceux qui étaient plongés dans un combat mortel. Les monstres, sentant le retour de leur dieu, poussèrent des acclamations frénétiques et abandonnèrent la position défensive qu’ils avaient tenue jusque-là. Encouragés par la réapparition glorieuse de Kessell, ils se lancèrent à l’attaque avec une fureur sauvage.

— Tu vois comme ma simple présence les stimule ! se vanta fièrement celui-ci.

Mais Drizzt ne prêtait pas attention au sorcier, ni à la bataille en contrebas. Il se tenait maintenant dans des flaques de neige fondue par la chaleur de la relique éclatante. Il était concentré sur un bruit que ses oreilles fines avaient perçu parmi le fracas du lointain combat. Un grondement de protestation en provenance des pics gelés du Cairn de Kelvin.

— Contemple la gloire d’Akar Kessell ! cria le sorcier, sa voix véritablement assourdissante car amplifiée par le pouvoir de la relique qu’il tenait. Comme il me sera facile de détruire les bateaux sur ce lac en contrebas !

Drizzt se rendit compte que Kessell, dans son mépris arrogant des dangers de plus en plus nombreux qui l’entouraient, faisait une erreur flagrante. Tout ce qu’il avait à faire était de retenir le sorcier, pour qu’il n’entreprenne aucune action décisive dans les minutes à venir. Par réflexe, il saisit la dague qu’il portait à l’arrière de sa ceinture et la lança sur Kessell, bien qu’il sache que celui-ci était lié à Crenshinibon dans une sorte de symbiose perverse et que la petite arme n’avait pas la moindre chance d’atteindre sa cible. Le drow espérait distraire et irriter le sorcier pour écarter sa fureur du champ de bataille.

La dague fusa dans les airs. Drizzt tourna les talons et s’enfuit. Un fin rayon de lumière jaillit de Crenshinibon et liquéfia l’arme avant qu’elle atteigne sa cible, mais Kessell était scandalisé.

— Tu devrais te prosterner devant moi ! cria-t-il à Drizzt. Chien de blasphémateur, tu as mérité la distinction d’être ma première victime de la journée !

Il détourna le cristal de la corniche pour le pointer sur le drow qui s’enfuyait. Mais en se tournant, il s’enfonça brusquement dans la neige fondue jusqu’aux genoux.

Puis, il entendit lui aussi les grondements coléreux de la montagne.

Drizzt sortit de la sphère d’influence de la relique et, sans regarder en arrière, il courut, mettant autant de distance que possible entre lui et la face sud du Cairn de Kelvin.

Immergé jusqu’à la poitrine à présent, Kessell se débattait pour se libérer de la neige gorgée d’eau. Il en appela de nouveau au pouvoir de Crenshinibon, mais sa concentration vacilla sous la tension nerveuse due à sa situation désespérée.

Akar Kessell se sentait de nouveau faible pour la première fois depuis des années. Ce n’était plus le Tyran de Valbise, mais l’apprenti empoté qui avait assassiné son instructeur.

Comme si l’Éclat de cristal l’avait rejeté.

Puis l’ensemble du manteau neigeux de la face sud de la montagne s’effondra. Son grondement fit trembler la terre à des kilomètres à la ronde. Les hommes et les orques, les gobelins et même les ogres furent projetés au sol.

Kessell tenait fermement le cristal contre lui quand il commença à chuter. Mais Crenshinibon lui brûla les mains, le repoussant. Kessell avait échoué à de trop nombreuses reprises. La relique ne l’accepterait pas plus longtemps comme son porteur.

Kessell hurla quand il sentit le cristal glisser entre ses doigts, mais son cri perçant fut noyé dans le tonnerre de l’avalanche. L’obscurité glacée de la neige se referma autour de lui, l’entraînant dans sa dégringolade sur la pente. Kessell croyait désespérément que, s’il tenait encore l’Éclat de cristal, il pourrait même survivre à cela. Un bien pauvre réconfort quand il s’immobilisa sur un pic en contrebas du Cairn de Kelvin.

Et la moitié du manteau de neige du sommet de la montagne lui tomba dessus.

 

***

 

L’armée de monstres avait vu son dieu tomber de nouveau. La motivation qui avait stimulé leur élan se dissipa rapidement. Mais pendant la période durant laquelle le sorcier avait réapparu, un semblant de coordination avait été mis en place. Deux géants du givre, les seuls véritables géants subsistants dans l’ensemble de l’armée du sorcier, avaient pris le commandement. Ils assignèrent la garde d’élite des ogres sur leur flanc et appelèrent ensuite les tribus d’orques et de gobelins à se rassembler et à suivre leurs ordres.

Malgré tout, le désarroi de l’armée était évident. Les rivalités entre tribus, qui avaient été enterrées sous la domination d’Akar Kessell, refirent surface sous la forme d’une défiance caractérisée. Seule la peur de leurs ennemis les poussait à continuer le combat, et seule la peur des géants les maintenait dans les rangs aux côtés des autres tribus.

— Salut à toi, Bruenor ! cria Wulfgar d’un ton chantant, écrasant la tête d’un autre gobelin, comme la horde barbare parvenait enfin à atteindre les nains.

— Et à toi donc, mon garçon ! répondit le nain, plongeant sa hache dans la poitrine de son adversaire. L’était temps qu’tu r’viennes ! J’pensais que j’aurais aussi à abattre ta portion d’ces pourritures !

Mais l’attention de Wulfgar était ailleurs. Il avait découvert les deux géants aux commandes de l’armée.

— Des géants du givre, dit-il à Bruenor, dirigeant le regard du nain sur le cercle des ogres. Ce sont eux seuls qui maintiennent l’alliance entre les tribus !

— Un exercice du plus grand intérêt ! dit Bruenor en riant. En avant !

Et c’est ainsi qu’avec sa propre garde rapprochée, et Bruenor à ses côtés, le jeune roi commença à se frayer un chemin au milieu des rangs de gobelins.

Les ogres se rassemblèrent devant leurs nouveaux commandants pour bloquer la progression du barbare.

Wulfgar était déjà suffisamment proche.

Crocs de l’égide siffla entre les rangs des ogres et atteignit l’un des géants à la tête, le faisant tomber à terre, mort. L’autre monstre, hébété et incrédule de voir qu’un humain avait pu effectuer un tir si meurtrier à une telle distance, n’hésita qu’un bref moment avant de fuir la bataille.

Imperturbables, les ogres sauvages chargèrent sur le groupe de Wulfgar, les faisant reculer. Mais Wulfgar était satisfait, et il lâcha volontiers du terrain devant leur assaut, impatient de rejoindre le gros de l’armée des nains et des humains.

Bruenor n’était pas disposé à faire de même, cependant. C’était le genre de combat chaotique qu’il appréciait le plus. Il disparut sous les longues jambes de la première ligne des ogres et se déplaça au sein de leurs rangs, invisible dans la poussière et la confusion.

Du coin de l’œil, Wulfgar assista au départ singulier du nain.

— Où est-ce que tu pars ? cria-t-il derrière lui, mais dans sa soif de bataille Bruenor ne pouvait entendre l’appel, dont il n’aurait de toute façon pas tenu compte.

Wulfgar ne pouvait voir l’échappée du nain sauvage, mais il pouvait situer approximativement la position de Bruenor, ou du moins celle qu’il venait de quitter, car sur son passage les ogres saisis d’une douleur atroce se pliaient en deux les uns après les autres, certains agrippant leur genou, d’autres le tendon de leur jarret ou leur aine.

Au-dessus de tout ce tumulte, les orques et les gobelins qui n’étaient pas en plein combat gardaient un œil vigilant sur le Cairn de Kelvin, attendant une seconde renaissance.

Mais il n’y avait que de la neige, recouvrant à présent les pentes basses de la montagne.

 

***

 

Assoiffés de vengeance, les combattants de Caer-Konig et Caer-Dineval arrivèrent avec leurs navires toutes voiles dehors, accostant en enlisant leurs navires sur les sables de la rive pour ne pas être retardés par le temps que prendrait un amarrage dans des eaux plus profondes.

Ils sautèrent de leurs bateaux et pataugèrent jusqu’au rivage, se ruant vers la bataille avec une telle fureur qu’elle fit fuir leurs adversaires.

Une fois tous arrivés sur la terre ferme, Jensin Brent leur fit former des rangs serrés et les dirigea vers le sud. Le porte-parole entendait des bruits de combat lointains dans cette direction et il savait que les hommes de Bon-Hydromel et de la Brèche de Dougan se frayaient un chemin vers le nord pour faire la jonction avec eux. Son plan était de les rencontrer sur la Route du Levant et de mener l’armée ainsi renforcée en direction de l’ouest vers Bryn Shander.

De ce côté de la ville, de nombreux gobelins avaient fui depuis longtemps, et beaucoup s’étaient dirigés au nord-ouest, vers les ruines de Cryshal-Tirith et le gros de la bataille. L’armée du lac Dinneshere se rapprocha rapidement de son but. Ils atteignirent la route en ayant subi peu de pertes et ils s’y retranchèrent en attendant les Méridionaux.

 

***

 

Kemp attendait impatiemment le signal du bateau solitaire qui naviguait sur les eaux de Maer Dualdon. Le porte-parole de Targos, commandant attitré des armées des quatre cités sur le lac, s’était montré prudent jusqu’ici, craignant un assaut violent en provenance du nord. Il retenait ses hommes, leur permettant seulement de combattre les monstres qui venaient jusqu’à eux, bien que cette attitude attentiste soit un déchirement pour son cœur aventureux devant les bruits et les hurlements de la bataille qui faisait rage sur le champ.

Comme les minutes s’étaient étirées sans aucun signe de renforts gobelins, le porte-parole avait envoyé une petite goélette parcourir la côte à vive allure pour découvrir ce qui retenait l’armée qui occupait Termalaine.

Il discerna alors les voiles blanches qui réapparaissaient. Accroché tout en haut du mât du petit bateau se trouvait le drapeau signalant ce que Kessell avait le plus désiré, mais ce à quoi il s’attendait le moins : la bannière rouge de la prise, bien que dans ces circonstances elle signifie que Termalaine était dégagée et les gobelins en train de fuir vers le nord.

Kemp courut jusqu’au point le plus élevé qu’il put trouver, le visage cramoisi par son désir de vengeance.

— Brisez leurs rangs, mes amis ! cria-t-il à ses hommes. Ouvrez-moi un chemin jusqu’à la cité sur la colline ! Que Cassius, en revenant, nous trouve assis sur le seuil de sa ville !

Ils poussaient des cris frénétiques à chaque pas, ces hommes qui avaient perdu maisons et familles, et qui avaient vu leurs cités incendiées devant leurs yeux. Beaucoup d’entre eux n’avaient plus rien à perdre. Tout ce qu’ils pouvaient espérer gagner, c’était un léger goût amer de satisfaction.

 

***

 

La bataille fit rage pour le reste de la matinée, et les épées et les lances qu’ils brandissaient semblaient de plus en plus lourdes aux hommes comme aux monstres. Pourtant, si l’épuisement ralentissait leurs réflexes, il ne tempérait en rien la colère qui faisait bouillir le sang de chaque combattant.

Au fur et à mesure, les lignes de combats devinrent indiscernables, des troupes se retrouvant désespérément séparées de leurs commandants. En de nombreux endroits, les gobelins et les orques se battaient les uns contre les autres, incapables de sublimer leur haine ancestrale des tribus rivales, même devant un ennemi commun si facilement accessible. Un épais nuage de poussière enveloppait les combats les plus acharnés ; dans la clameur étourdissante de l’acier grinçant sur l’acier, des épées claquant sur les boucliers et des cris d’agonie, de douleur et de victoire de plus en plus nombreux, l’affrontement structuré dégénérait en mêlée générale.

La seule exception était le groupe de nains expérimentés. Leurs rangs ne faiblissaient pas ni ne se désagrégeaient le moins du monde, bien que Bruenor ne soit pas encore revenu de son étrange échappée.

Les nains fournissaient aux barbares une plate-forme solide d’où lancer leurs attaques, ainsi qu’un repère pour Wulfgar et son petit groupe. Le jeune roi fut de retour au sein des rangs de ses hommes, juste au moment où Cassius et son armée les rejoignirent. Le porte-parole et Wulfgar échangèrent des regards attentifs, aucun n’étant certain de la position de l’autre. Mais ils étaient tous deux suffisamment avisés pour placer une confiance absolue dans leur alliance : ils comprenaient que, face à un plus grand ennemi, les adversaires intelligents mettent leurs différences de côté.

Le soutien mutuel était le seul avantage dont bénéficiait l’alliance de fraîche date.

Ensemble, ils étaient en surnombre, et pouvaient écraser chacune des tribus d’orque et de gobelins qui se présentaient à eux. Et comme les tribus de gobelins ne se décidaient pas à travailler à l’unisson, chacun de leurs groupes était dénué de soutien extérieur sur ses flancs. Wulfgar et Cassius, chacun suivant et soutenant les manœuvres de l’autre, envoyèrent des guerriers en mission défensive pour éloigner les troupes périphériques, tandis que le gros de la force de l’armée combinée exterminait les tribus une à une.

Bien que ses troupes aient abattu plus de dix gobelins pour chaque homme perdu, Cassius était véritablement inquiet. Des milliers de monstres n’étaient même pas encore entrés en contact avec les humains et n’avaient pas encore brandi leurs épées, et ses hommes tombaient presque de fatigue. Il devait les ramener dans la cité. Il laissa les nains prendre la tête.

Wulfgar, inquiet lui aussi quant à la capacité de ses guerriers à tenir ce rythme, et sachant qu’il n’y avait pas d’autre échappatoire, donna pour instruction à ses hommes de suivre Cassius et les nains. C’était un pari risqué, car le roi barbare n’était même pas sûr que la population de Bryn Shander laisserait ses guerriers entrer dans la cité.

L’armée de Kemp avait fait une forte impression lors de leur charge sur les pentes de la cité principale, mais en se rapprochant de leur but, ils se heurtèrent à des concentrations d’humanoïdes plus denses et plus désespérés. À peine à une centaine de mètres de la colline, ils se retrouvèrent coincés, à se battre sur tous les fronts.

Les armées en provenance de l’est avaient fait mieux. Leur charge sur la Route du Levant avait rencontré peu de résistance et ils furent les premiers à atteindre la colline. Ils avaient navigué frénétiquement sur toute l’étendue des lacs, avaient couru et s’étaient battus tout le long du chemin vers la plaine, pourtant Jensin Brent, le seul porte-parole survivant des quatre (car Schermont et les deux représentants des cités méridionales étaient tombés sur la Route du Levant) ne les laisserait pas se reposer. Il entendait clairement la bataille faire rage et savait que les hommes courageux qui faisaient face à la masse de l’armée de Kessell dans les champs septentrionaux avaient besoin de tout le soutien qu’on pouvait leur apporter.

Cependant, quand le porte-parole entraîna ses troupes derrière le dernier virage menant à la porte nord de la ville, tous se figèrent et contemplèrent le spectacle de la bataille la plus brutale qu’ils aient jamais vue, plus brutale même que celles dont ils avaient entendu parler dans des récits exagérés. Les combattants luttaient sur les cadavres en morceaux des trépassés, ceux qui avaient d’une façon ou d’une autre perdu leurs armes un instant et péri écrasés par leurs adversaires.

Brent présuma tout de suite que Cassius et sa vaste armée seraient capables de regagner la cité par leurs propres moyens. Les armées de Maer Dualdon, par contre, étaient en position difficile.

— À l’ouest ! cria-t-il à ses hommes tout en se ruant vers l’armée piégée.

Portés par un nouveau flot d’adrénaline, les compagnons épuisés partirent à toute allure à la rescousse de leurs camarades. Sur les ordres de Brent, ils arrivèrent en bas des pentes en file indienne, leurs rangs alignés côte à côte, mais quand ils atteignirent le champ de bataille, seuls ceux qui se trouvaient au centre continuèrent droit devant. Les groupes aux deux extrémités se rabattirent vers le milieu, et bientôt l’armée entière avait pris une formation en V, dont la pointe enfonça les rangs des monstres jusqu’au niveau des armées assiégées de Kemp.

Ses hommes acceptèrent avidement la bouée de sauvetage qu’on leur lançait et l’ensemble de l’armée humaine fut rapidement capable de se retirer sur la face nord de la colline. Les derniers retardataires arrivèrent au même moment que l’armée de Cassius et les barbares de Wulfgar, et les nains se libérèrent du rang de gobelins le plus proche pour grimper sur le terrain découvert de la colline. Désormais, avec les humains et les nains réunis dans une armée unique, les mouvements des gobelins se faisaient hésitants. Leurs pertes avaient été sidérantes. Il ne restait plus ni géant, ni ogres, et plusieurs tribus entières d’orques et de gobelins avaient été exterminées. Cryshal-Tirith était un amas de décombres noircis et Akar Kessell était enterré dans une tombe gelée.

Les hommes sur la colline de Bryn Shander étaient meurtris et ils vacillaient d’épuisement, pourtant le positionnement ferme de leurs mâchoires indiquait sans équivoque aux monstres restants qu’ils se battraient jusqu’à leur dernier souffle. Ils étaient au pied du mur ; il n’y aurait pas d’autre retraite.

Le doute s’insinua dans l’esprit de chaque gobelin et de chaque orque subsistant quant à la continuation de la guerre. Bien que leur nombre soit probablement encore suffisant pour abattre la besogne, beaucoup d’entre eux tomberaient encore avant que soient écrasés les hommes féroces des Dix-Cités et leurs alliés. Et même à ce moment-là, laquelle des tribus survivantes pourrait alors revendiquer la victoire ? Sans la domination du sorcier, les survivants seraient certainement mis à mal pour partager équitablement le butin sans que d’autres combats s’engagent.

La bataille de Valbise ne s’était pas déroulée comme Akar Kessell l’avait promis.

L'Éclat de Cristal
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